Jacques Kornprobst

De l’Etna aux abysses

Jacques Kornprobst partage son temps entre une maison de granit près de Saint-Dier d’Auvergne  et un appartement cossu dans un immeuble en pierre de Volvic sur la butte de Clermont. Il évoque avec une distance goguenarde sa longue carrière qui l’a conduit du sommet de l’Etna à la profondeur des océans. Tout commence par un rêve.

Par Michel C.Thomas
Portrait paru dans le Journal du Parc n°28 – Hiver 2014-2015

Rêve de Sahara. Jacques Kornprobst est né le 1er juin 1937, à Strasbourg, dans une famille de juristes côté paternel, avec grand-père et arrière-grand-père géologues côté maternel. Il ne choisit pas son camp d’emblée, n’a pas de vocation précoce. « Quand j’étais lycéen, c’était la grande époque du pétrole au Sahara. Je me voyais bien roulant dans le désert au volant d’une jeep et portant chapeau à large bord. J’ai donc entamé des études de géologie et j’ai compris très vite que je m’intéressais davantage aux cailloux, aux minéraux, qu’au pétrole. » Néanmoins, il part en Afrique du nord, pour les besoins de sa thèse d’État. « J’ai arpenté une bonne partie de la chaîne du Rif avec un mulet et un muletier. On dormait à la belle étoile dans des endroits désertiques, je me souviens que le muletier avait peur des djinns. » Les accords d’Évian le préservent de partir dans les fusiliers marins. Il effectue l’essentiel de son service militaire à bord d’un dragueur de mines en mission de recherche hydrologique.

À égale distance. Devenu docteur ès sciences, il est contacté par le laboratoire de géologie de l’Université de Clermont-Ferrand qu’il intègre en octobre 1973. Il en est le directeur de 1977 à 1981 et ne le quittera qu’à l’heure de la retraite, en septembre 1999, en restant professeur émérite jusqu’en 2009. Non qu’il n’ait eu d’autres sollicitations, « mais j’ai trouvé ici d’excellentes conditions de travail, j’ai eu toute latitude pour conduire des projets, et puis, la qualité de vie en Auvergne… » Et cet argument définitif : « Je dis souvent à mes collègues que Clermont-Ferrand est la seule ville universitaire à égale distance, ou presque, de la Méditerranée, de l’Atlantique et de la Manche. »

Il crée, en 1984, le Centre de Recherches Volcanologiques, structure mixte CNRS/Université. En 1988, il prend la direction de l’Observatoire de Physique du Globe de Clermont (OPGC) et, au cours de son double mandat, prend également la direction du laboratoire Magmas et Volcans. En tant que directeur de l’OPGC, il a notamment finalisé l’implantation d’un profileur de vent [1], instrument sophistiqué sous des dehors rudimentaires (un assemblage de « cordes à linge ») qui permet une observation fine des nuages au sommet du Puy de Dôme. Parfois, la science frôle la poésie.

Manteau supérieur. Si on lui demande sa profession, il répond : enseignant-chercheur. « J’y tiens beaucoup. L’un ne va pas sans l’autre. L’enseignement se nourrit de la recherche et, en retour, il la stimule. » Son domaine de compétence : la géologie, bien sûr, mais c’est vaste. « Je m’intéresse aux domaines profonds des chaînes de montagne. J’ai consacré la part la plus importante de mon travail de recherche à la pétrologie du manteau supérieur, spécialement aux massifs ultramafiques orogéniques et aussi aux péridotites en enclave dans les basaltes. » Devant la mine dubitative de son interlocuteur candide, le géologue se lève, fouille dans une armoire et revient en tenant dans ses mains une bombe volcanique tranchée à la scie diamantée. « Cette roche, au centre, de belle couleur olivine, c’est de la péridotite, elle était enfouie à 40 kilomètres sous nos pieds, elle peut avoir 300 millions d’années et provient d’un volcan du Devès. Sa coque de basalte est plus récente, moins d’un million d’années. »

Radar sur la Montagnola. Ces roches, si vieilles, si profondément enfouies, il va les chercher sur les volcans qui les ont expulsées lors des éruptions, comme les artificiers lancent dans le ciel des fusées de couleurs. En plus de la collecte, avec son équipe de l’OPGC, il adapte la technique du profileur de vent et « invente » le Voldorad (Volcanogical Doppler Radar), un radar [2] qui permet d’estimer les quantités de produits rejetés par le volcan dans l’atmosphère, de quantifier la part de lave, de cendres et de gaz. L’instrument a également une fonction de surveillance de l’activité volcanique. Un exemplaire est installé à demeure sur l’Etna, plus précisément sur la Montagnola, à 3 km des cratères. Un autre est au Mexique, un troisième à Clermont, avec vocation itinérante.

Fort de sa longue fréquentation des cracheurs de feu, Jacques Kornprobst est sollicité par Valéry Giscard d’Estaing au moment de la création de Vulcania. Il constitue un comité scientifique dont il sera le président, de 1992 à 2011, et dont il est toujours membre [3].

© Gilbert Boillot

Record de plongée. Puisqu’il a appris à avoir le pied marin durant son service militaire, il va aussi chercher « ces roches qu’on ne voit pas » au fond des océans. Il plonge à six reprises avec le Nautile, le petit sous-marin jaune de l’Ifremer, au large des côtes ibériques, « à l’endroit où le continent s’effile peu à peu et où l’océan commence à se constituer »… Pédagogue, il mime à deux mains la tectonique des plaques, puis reprend le fil du récit : « Nous sommes trois dans l’embarcation, le pilote, le copilote et le scientifique. Il faut près de deux heures pour atteindre les abysses où l’obscurité est totale et où règne un froid de gueux. Le Nautile est doté de hublots, de projecteurs et de deux bras articulés qui permettent de prélever des échantillons. » Prélevés à 5 040 mètres de profondeur [4] ! « Du coup, je détiens sans doute le record de plongée en Auvergne, mais certains de mes collègues sont allés plus profond encore. »

Si la conversation pouvait durer, on parlerait de l’utilité de telles recherches qui permettent de localiser les gisements miniers ou les ressources géothermiques, de prévoir les éruptions volcaniques, qui contribuent à forger des outils pour l’industrie, ce que l’on appelle « transfert de technologie ». Il préciserait, à toutes fins utiles, que « la recherche fondamentale n’a pas à se justifier, et des applications surgissent que l’on n’avait pas prévues » [5].

On parlerait, pour revenir au plus près, de ce lever de carte géologique du secteur d’Arlanc qu’il a réalisé avec ses étudiants au titre de travaux pratiques : le grand fossé argilo-sableux, qui vient d’Ambert, « avec, certainement, une réserve d’eau en profondeur », les terrains uranifères et le granit de Champetières de part et d’autre du fossé. On parlerait des truites qu’il a renoncé à pêcher dans le Miodet ou le ruisseau des Martinanches, des girolles qu’il continue de cueillir dans les bois alentour et dont il accompagne des rognons de veau achetés chez un bon boucher de Billom. Si la conversation pouvait durer plus d’une page…

[1] – Le dispositif avait été initié par son prédécesseur, Daniel Ramond.

[2] – L’appareil a été entièrement conçu et fabriqué à Clermont-Ferrand avec, notamment, les ingénieurs Roland Cordesses et Georges Duboclard. Ce sont les études consacrées à « la lumière colorée des étoiles » du physicien autrichien Christian Doppler (1803-1853) qui sont à l’origine lointaine de ce radar. Le même principe vaut pour le contrôle du trafic aérien ou de la vitesse sur les routes.

[3] – Jacques Kornprobst est l’auteur d’un ouvrage de vulgarisation, Les volcans, comment ça marche ? Illustrations de Christine Laverne, préface de Hubert Curien. BRGM éditions.

[4] – S’ensuit un autre ouvrage, À la conquête des grands fonds, avec la même illustratrice. Quae éditions.

[5] – Le vieil Euripide dit quelque chose de semblable à la fin des Bacchantes : « À l’inattendu, les dieux livrent passage. »