Germaine Tillion

La vie, courage

Germaine Tillion est née le 30 mai, c’était un jeudi. Le siècle avait sept ans, on ne savait pas encore que ce serait un siècle de déraison. Elle ne savait pas le courage qu’il faudrait pour le traverser dans l’honneur et la dignité.

Parc Michel C.Thomas
Portrait paru dans le Journal du Parc n°7 au printemps 2004.

Germaine Tillion, née le 30 mai 1907 à Allègre (Haute-Loire) disparait le 19 avril 2008 à Saint-Mandé (Val-de-Marne). Ses cendres seront prochainement transférées au Panthéon sur décision du Président de la République François Hollande.

Germaine Tillion
Germaine Tillion

Germaine Tillion est née à Allègre, rue du Saint-Esprit, d’une mère cantalienne et d’un père bourguignon exerçant le métier de juge de paix. Juge de paix, on ne sait pas comment une enfant peut entendre ces mots ; on la voit, posant pour le photographe, déguisée, mimant ceux qui rendent la justice.
Très tôt, sa famille quitte Allègre pour la région parisienne, elle entre à l’internat du lycée Jeanne d’Arc, à Clermont-Ferrand où habitent ses grands-parents maternels. Elle retourne en Haute-Loire pour les vacances. Elle dit : « C’est loin tout ça. » Mais elle se souvient « du Saint-Honoré à la table du dimanche, des promenades en famille, des jeux avec sa sœur Françoise, du ruisseau qui passe au pied du Mont Bar » et d’un poupon en celluloïd qu’elle laissait flotter au fil de l’eau. Elle se souvient de la bibliothèque familiale où aucun ouvrage ne lui était interdit : « Toute jeune, j’avais déjà lu les Mémoires de Casanova et celles de Saint-Simon. »

Dire ce qu’on a vu

Après, elle ira lire dans le grand livre du monde. Il y aura des pages terribles mais qu’elle ne voudra jamais tourner sans les avoir comprises, quitte à les lire dans la souffrance. Dans la colère aussi : « Oui, la colère donne des forces pour vivre, survivre et dire ce qu’on sait, ce qu’on a vu. »
Au début des années 30 , elle entame une carrière universitaire en ethnographie sous la férule bienveillante de Marcel Mauss. Elle dit que ce qu’elle aimait en lui « c’est ce regard continuellement attentif : attentif à ce qui est lointain, attentif à ce qui est proche* » [1]. Marcel Mauss lui conseille de partir en pays berbère, dans les Aurès, à mi-chemin entre le proche et le lointain. Pendant près de six années, elle vit au sein d’une tribu semi-nomade, les Chaouias. Elle apprend leur langue et à monter à cheval, elle fait son métier d’ethnographe, elle réussit à s’imposer dans cette société très virile… « Justement, dans une société extrêmement virile, quand par hasard une femme a de l’autorité elle en a beaucoup plus qu’un homme.* » Nancy Wood écrit que c’est au cours de cette période que Germaine Tillion « a mis en place une approche systématique et comparative dans l’étude des sociétés et acquis les pouvoirs d’observation et d’analyse qui lui serviront tout au long de sa vie. »

Nuit et brouillard

Elle revient en France au début du mois de juin 1940. Quand, le 17, elle apprend la demande d’armistice, « ce fut pour moi un choc si violent que j’ai dû sortir de la pièce pour vomir… Demander l’armistice, c’était se soumettre à un ennemi totalement inacceptable.* » Elle entre en résistance au sein d’un réseau très informel qui recevra, à la fin de la guerre, le nom de réseau du musée de l’Homme. Alors qu’elle a démasqué le traître qui donne ses amis, elle est trahie à son tour, par l’abbé Robert Alesch. Elle est arrêtée le 13 août 1942 en gare de Lyon, internée à la Santé puis à Fresnes. Elle n’est pas torturée, « sauf si on peut appeler torture le fait de m’avoir dit : On va vous fusiller demain matin.* » Au bout d’un an, elle est transférée à Ravensbrück, dans un convoi Nacht und Nebel… « Cela veut dire nuit et brouillard et cela désignait les gens qui ne devaient pas survivre.* » Pendant sa captivité, elle est terrassière, attelée à un rouleau de fonte censé entretenir les routes du camp, dernier degré dans la hiérarchie des « forçates ». Mais elle garde assez de force pour mener l’enquête, « poser des questions ciblées sur les revenus financiers rapportés par le camp et sur les destinataires de ces revenus* ». Elle organise, pour ses camarades de langue française, une conférence sur les bénéfices personnels de Himmler et sur le système d’extermination par le travail. Elle écrit une opérette, intitulée Le Vergfügbar aux enfers, qui tourne les SS en dérision.

Dire brutalement…

On est au plus sombre de l’Histoire, l’horreur bat les cartes. Germaine Tillion sera mille fois au bord de céder [2] mais ne cède pas : « Dès les premiers jours de l’occupation, j’ai pensé que la situation se retournerait un jour ou l’autre et que, après tout, on n’était jamais sûr de mourir*. » Ravensbrück est libéré le 23 avril 1945.
Après le soulèvement de la Toussaint 1954, alors qu’elle est encore absorbée par ses recherches sur Ravensbrück, Germaine Tillion est sollicitée par le gouvernement de Mendès France, sur proposition de Louis Massignon, pour une mission en Algérie. De retour sur les lieux de ses premières enquêtes, elle constate « une chute générale et verticale du niveau de vie » qu’elle nomme clochardisation : « Je pensais qu’il fallait dire brutalement ce qui est brutal. Et rien n’est plus brutal que la grande misère.* » Elle propose une montagne de réformes, notamment la création de Centres sociaux pour permettre l’accès à l’enseignement aux plus défavorisés. Elle ne sera guère entendue. Nancy Wood considère que Germaine Tillion a abandonné la perspective réformiste lorsqu’elle a compris que la torture était devenue « une pratique répandue, systématique et, pis encore, ratifiée par le pouvoir » et lorsqu’elle a été convaincue de la détermination des chefs du FLN. Elle mènera ensuite une campagne vigoureuse contre la torture et la peine capitale.

La sagesse l’emporte

Allègre [3], l’Algérie, Ravensbrück, l’Algérie… Du temps a passé. Pour éviter une question trop convenue à propos de l’optimisme et du pessimisme, on demande à Germaine Tillion de choisir entre deux versets de l’Ecclésiaste : « J’ai vu j’ai vu / la sagesse l’emporte sur la bêtise / comme le jour l’emporte / sur la nuit », ou bien : « J’ai vu le mal / sous le soleil / Un mal interminable / pèse sur l’homme »[4]. Elle choisit le premier : « Quand j’étais petite, maman m’avait dit que le plus important c’était la sagesse. Je n’étais pas d’accord, je lui opposais d’autres qualités qui me paraissaient plus précieuses. Au bout du compte, ma mère avait raison : oui, la sagesse l’emporte sur la bêtise. »
Le siècle, le nouveau, n’a pas encore atteint l’âge de raison, on veut bien croire qu’il retiendra la leçon de Germaine Tillion. Sa leçon de courage.

Bibliographie

  • Ouvrages de Germaine Tillion : Ravensbrück, Le Harem et les cousins, Il était une fois l’ethnographie, éditions du Seuil (les deux premiers, respectivement en Points Histoire et Points essais) ; L’Afrique bascule vers l’avenir, Les ennemis complémentaires, éditions Tirésias – Michel Reynaud ; La traversée du mal, entretiens avec Jean Lacouture, éditions Arléa.
  • Ouvrages consacrés à Germaine Tillion : Le témoignage est un combat (biographie), Jean Lacouture, éditions du Seuil ; Germaine Tillion, une femme mémoire, Nancy Wood, éditions Autrement

Nos remerciements à Nelly Forget, Marie Rameau, Géraldine Messina et Simone Mourier.


Notes

[1] : Les citations comportant une astérisque sont extraites de La traversée du mal.

[2] : Tourmentée en particulier pour sa mère, déportée comme elle à Ravensbrück, et qui sera gazée le 2 mars 1945 à « l’annexe », au camp d’Uckermark.

[3] : En septembre dernier, à l’initiative du Théâtre de l’Echappée, le département de la Haute-Loire et la commune d’Allègre ont rendu un vibrant et chaleureux hommage à Germaine Tillion.

[4] : Respectivement 2-13 et 6-1. Traduction de Jacques Roubaud, Bible Bayard.