« C’est comme ouvrir une malle dans un grenier »

Saint Gervais-sous-Meymont le 27 août 2018.

Nathalie nous a quittés la semaine dernière juste un peu avant que les pommes soient bonnes à récolter sur les pommiers qu’elle taillait chaque printemps  en compagnie des chats de la maison. Les arbres ploient de générosité cette année mais la mélancolie de la fin des saisons est venue un peu trop tôt et nous restons sans voix.

Le Parc naturel régional Livradois-Forez republie un portrait réalisé pour le n°12 du Journal du Parc  – Automne hiver 2006, en hommage à Nathalie BATISSE.

Portrait signé de Michel C. THOMAS

Nathalie Batisse est jardinière ethnobotaniste. Jardinière, c’est le féminin de jardinier. L’ethnologue s’occupe des hommes et le botaniste des plantes. Sur ces bases-là, aussi rudimentaires soient-elles, on peut aller à Bongheat pour faire plus ample connaissance.

Un peu avant le château de Mauzun, en venant de Billom, prendre une petite route à main gauche. Au bout d’un long chemin pierreux qu’on suit en se fiant à la ligne de téléphone, on arrive à l’ancienne ferme des Gobes, précédé par un quatuor d’oies cendrées, fêté par deux chiens fous. Nathalie Batisse est au jardin, elle lève la tête, prévient qu’ils ne sont pas méchants. Elle parle des chiens, les oies sont allées se réfugier à l’ombre d’un mur. Les chiens s’appellent Jacques et Toupie. « Jacques, on l’a trouvé attaché à un piquet, en bordure de route. On l’a recueilli bien sûr. » D’ordinaire, ce sont plutôt des plantes que Nathalie recueille, des plantes abandonnées dont plus personne ne soucie.

Depuis Les Gobes, on a une vue imprenable sur les ruines du château. « Finalement, c’est lui le grand responsable de ma marotte. Ma famille habite sur la colline d’en face, aux Matthieu – elle montre à main droite. Enfant je montais souvent là-haut, c’était un terrain de jeu, je connaissais déjà les coins à hellébores fétides, même si je ne savais pas leur nom. » Sa grand-mère aussi a une part de responsabilité : « On allait ensemble ramasser de l’herbe à lapin ou de la camomille pour la tisane du soir. » Un itinéraire, même quand il semble tout tracé, ne va pas forcément droit. « Mon père avait délaissé le métier d’agriculteur pour celui d’électricien. Il n’avait pas envie de voir ses enfants rester au cul des vaches. » Pour ne pas décevoir les espoirs paternels, elle fait des études de chimie, mais une marotte, c’est comme le naturel, ça revient toujours. « Je suis devenue jardinière, je faisais de l’entretien à la demande, je tondais les pelouses. Je choisissais – quand il m’arrivait d’avoir le choix – les vieux jardins, parce qu’il est plus agréable de passer la tondeuse sous de grands ifs qu’en bordure d’une haie de thuyas. » Dès qu’elle a un moment de répit, elle lit des livres de botanique et continue de battre la campagne.

L’herbe aux panthères

Elle a plus de trente ans quand elle passe un baccalauréat de technologie végétale tout en occupant un poste d’agent forestier pour lequel son frêle gabarit ne paraît pas le mieux adapté. La marotte, sans doute, lui donne l’énergie nécessaire. Pour obtenir son diplôme, elle doit présenter un dossier technique, elle choisit un thème de proximité : « Faisabilité d’un jardin médiéval sur le site de Mauzun ». « J’ai travaillé avec Simon Pomel, directeur de recherche au CNRS de Bordeaux et je suis allée voir Odette Lapeyre qui est ethnobotaniste et vit dans le Cantal [1]. Ces deux rencontres ont été merveilleuses, elles m’ont confortée dans mes choix et apporté la méthode qui me manquait. »

Comme si elle prenait un interlocuteur néophyte par la main, Nathalie Batisse dit qu’elle s’intéresse aux « plantes saugrenues », ajoutant qu’« il faut bien connaître les plantes communes et avoir arpenté la campagne longtemps et en tout sens pour repérer la saugrenue ». Elle précise un peu sa pensée, parle de « plantes historiques »… On s’étonne, tant le végétal, avec cette habitude qu’il a de revenir à chaque printemps, semble sans histoire. Elle voit bien, comme devant un élève un peu lent d’esprit, qu’il faudra donner un exemple. « Lorsque le cimetière de Bongheat a été transféré, j’ai récupéré dans l’ancien des rosiers Alba et Gallica. Ils sont rares, on voit plus souvent leurs fleurs sur des enluminures d’incunables qu’à la campagne. La Rosa Gallica Officialis aurait été amenée de Terre sainte, en 1240, par Thibault de Champagne qui l’a plantée dans son château de Provins. » C’est bien le début d’une histoire, et elle continue : « Les drageons que j’avais prélevés au cimetière, je les ai élevés chez moi puis j’ai planté les rosiers devant l’église. C’est comme si elle avait retrouvé les fleurs de sa jeunesse. » L’édifice est roman, remanié au XIVème.

Des découvertes, des sauvetages de cette sorte, elle pourrait en raconter beaucoup d’autres : le chervis, prélevé autour de Mauzun, le thym citron qui depuis longtemps a été dévasté par les chèvres mais qui pousse encore dans son jardin, l’herbe à la goutte qui reparaît subrepticement aux abords des châteaux « parce que les anciens châtelains, prévoyants, ne manquaient pas de la faire cultiver ». A l’automne dernier, tandis que des ouvriers s’activaient dans les douves du château des Martinanches pour colmater une fuite, elle a vu apparaître un tapis de Doronic pardalianches. « C’est une plante qui ressemble un peu à la marguerite jaune, on l’appelle communément l’herbe aux panthères, on lui prêtait le pouvoir d’effrayer les loups et les bêtes fauves. Elle était en dormance, c’est une capacité extraordinaire du végétal. Elle veillait et elle ressurgit, même s’il n’y a plus de loup. »

Eviter l’uniformité

On se laisserait presque gagner par l’émotion, on n’aurait pas tort. « Le monde végétal raconte l’histoire des hommes. Quand on retrouve une espèce qu’on croyait perdue, on a l’impression d’ouvrir une malle dans un grenier. Je m’intéresse à ces plantes qui ont eu un lien avec les hommes, qui nous renseignent sur ce qu’ils mangeaient, sur ce qu’ils croyaient et ce qu’ils aimaient. Puis le lien s’est distendu, pourquoi ne pas tenter de le renouer ? C’est tout ensemble un patrimoine génétique et un patrimoine historique. » On serait près d’objecter que l’argument ne vaut que pour les espèces cultivées… « Mais, précisément, la délimitation entre sauvage et domestique a une histoire, la frontière est mouvante, change selon les périodes. »

Ce que, des années durant, Nathalie Batisse a accompli bénévolement – sauver, bouturer, multiplier, replanter -, elle en fait désormais son métier. « J’ai des commandes de particuliers qui ont un jardin ancien qu’ils ne comprennent pas, qui me demandent de procéder à un inventaire et de le restaurer. Les architectes et les collectivités me sollicitent de plus en plus. Dans le jardin du presbytère de Ravel j’ai trouvé ces ancolies à fleurs doubles qu’on peut voir dans les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, elles seront peut-être plantées autour de l’église. On peut éviter l’uniformité, la banalisation dans l’aménagement des abords du bâti. Les plantes historiques sont d’un plus bel effet que ces géraniums un peu couillons qu’on trouve partout, et elles ne demandent pas davantage d’entretien. Du même coup, l’espace public devient un merveilleux conservatoire. »

Au cours de ses pérégrinations, dans un labour près de Bongheat elle est « tombée » sur des silex : fragments de hache polie, d’armature de flèche et de harpon… Elle montre sur la pierre [2] le plan de frappe, le bulbe de percussion. Du végétal au minéral, la même quête, la même attention à la marque de l’homme.

Obstination du végétal

On bavarde, accoudé au bois d’une vieille table paysanne. Le soleil vient opportunément au carreau pour nous inviter à visiter le jardin. On passe entre les allées qui ne soucient pas d’être tirées au cordeau. L’herbier de Nathalie Batisse est vivant, en pot ou en pleine terre. Elle dit les noms comme elle révèlerait des secrets. Voici le chénopode de Bon-Henri, un épinard perpétuel, la bourrache de Mauzun, la menthe coq, qui est un chrysanthème, le chervis qu’on peut voir sur les fresques de Pompéi (et qui a été tondu par les oies, « mais ça ne lui fait pas de mal »), l’arquebuse et l’absinthe de Bongheat, la gaude ou réséda des teinturiers dont les Juifs devaient teindre leur vêtement selon l’obligation de François Ier, le pastel et la sauge sarclée, l’une et l’autre trouvées à Reignat… La jardinière ethnobotaniste a cette compassion : « Je ne trouve pas moral de laisser perdre une plante domestique, elle a accompagné une vie, c’est la mémoire d’une personne. » Jacques, le chien, s’ébroue entre les plants comme s’il approuvait.

En s’en allant, on hésite un peu à marcher dans l’herbe du chemin. Nathalie Batisse nous rassure : « Le végétal a une telle obstination ! » Il a aussi une ambassadrice ou une avocate déterminée.


[1] Odette Lapeyre a 84 ans (2006). Nathalie Batisse lui rend hommage sur son blog, elle l’appelle affectueusement « la dame aux pervenches ». Femme de gratitude, décidément, elle dit aussi sa dette à l’égard du Groupe de recherche historique et archéologique de La Sumène (Cantal).

[2] Elle garde momentanément quelques pièces présentées dans une mallette pédagogique, mais l’essentiel de ses découvertes a déjà été déposé à la Drac ; « c’est notre patrimoine commun ».